Samedi 13 mai 2006
AU MEXIQUE, ILS CULTIVENT DES FLEURS
Je cède avec plaisir le crachoir à mon ami Jean-Paul Damaggio
(Angeville, France) qui parcourt depuis des années les routes du cœur
et de la pensée politique de l'Amérique latine. Dans ce texte, nous
traversons en Amérique du Nord où l'on oublie généralement le Mexique.
Vous avez entendu parler dans nos médias du carnage récent dont parle
Jean-Paul à Atenco? Nous sommes pourtant voisins et en «libre» échange
avec les Mexicains! À titre de Premier ministre, monsieur Harper
devrait s'intéresser aux droits de l'Homme. Pas un mot sur la game! Ce
que dit J.P. des médias trouve un écho ici quand il s'agit de
considérer les «autres» Américains! On n'en parle qu'au compte-goutte
alors qu'une révolution politique majeure s'y déroule. Après le Chili
et la Bolivie, le Mexique risque de passer à gauche ce printemps. Mais
qui en parle? «Les médias n’ont plus à parler du réel, ils parlent de
ce dont parlent les médias», écrit Jean-Paul. À la faveur d'une grève
des journalistes de La Presse, c'est la recette exacte qu'avait
mijotée M. Péladeau père en inventant son Journal de Montréal... «Le
journal doit parler de ce qui s'est passé la veille à la télévision»,
disait-il le plus sérieusement du monde.
*****
Bonjour,
exceptionnellement je réactive cette liste d'envoi uniquement suite à
ma passion pour les fleurs. Le texte est un peu long mais ne peut faner
facilement. Bonne forme à tous.
jean-paul damaggio
Une
étudiante chilienne à Mexico, voilà un fait banal pour débuter cette
histoire banale. En ce 3 mai 2006, quand Valentina Palma se décide à
prendre le métro direction Texcoco, ça n’a rien d’original : elle
connaît bien la ligne qui conduit à l’aéroport de la capitale qu’elle
utilise pour ses liens avec son pays.
En
quittant son appartement, elle s’est munie de sa caméra, et a suivi la
ligne jusqu’à Pantitlan en direction de San Salvador Atenco.
Atenco?
Au
Mexique, dire « Atenco » c’est comme dire « Larzac » en France, sauf
qu’à 20 km d’une capitale, on ne peut pas supposer que des paysans
empêchèrent l’installation d’un camp militaire. La lutte débuta dès
l’annonce des expropriations pour la construction du nouvel aéroport,
c’est à dire le 1 décembre 2001, et ne s’arrêta même pas le jour de la
victoire, le 11 juin 2002. Puisqu’en effet, victoire il y eut : le
président Vicente Fox opta pour l’abandon du projet. Autant dire que la
réussite de ces quelques paysans, ayant pu faire céder les
multinationales les plus imposantes, révèle une organisation en béton du
FPDT.
FPDT ?
El
Fente del pueblo en defensa de la tierra engagea une lutte sur tous les
plans sans laisser à l’adversaire plus de trois de jours de repos.
Actions en direction de la justice, des hommes politiques, blocage de
rues, émeutes. À un moment, 3000 policiers furent mobilisés pour déloger
les paysans. Les dirigeants furent arrêtés. Les révoltés prirent des
otages qu’ils ne relâchèrent que contre la libération de leurs amis.
Vicente Fox, le renard suivant son nom, comprit que face aux militants
de Ignacio del Valle il fallait user d’un stratagème que Peter Handke
analysa dans un essai brillant : La fatigue.
Ignacio del Valle ?
Aussi
connu que le sous-commandant Marcos, ce paysan a vécu en prison, a subi
des menaces de mort et même le découragement, surtout aujourd’hui, 3
mai 2006 au moment précis où Valentina quitte le métro pour emprunter le
métro-train jusqu’à La Paz et de là, avec l’aide de collectivos,
rejoindre enfin San Salvador Atenco. Valentina est étudiante en
vidéo-documentaire aussi, quand elle apprit qu’à Atenco les forces de
l’ordre avaient tué un enfant de 14 ans, elle se décida à suivre sa
tendance naturelle : partir sur les lieux du drame pour pouvoir
témoigner. D’autant qu’elle venait de vivre un premier mai mobilisateur
avec le délégué zéro à l’écoute des étudiants et au cœur des
manifestations.
Le délégué zéro ?
Le
Mexique se prépare à élire son président, un acte qui se produit tous
les 6 ans avec chaque fois un nouveau candidat car le président n’est
pas rééligible. En l’an 2000 le PRI (Parti Révolutionnaire
Institutionnel) perdait enfin le pouvoir après 70 ans de règne de parti
unique, un règne de plus en plus éloigné des intérêts du peuple. Pour ne
pas être absent de ce grand moment électoral, les zapatistes auraient
pu proposer la candidature du sub, mais la démarche zapatiste est
opposée à toute entrée dans la mascarade politicienne. Toute élection
étant devenue une lutte de personnes sur le marché électoral, les
zapatistes proposèrent au mouvement social de profiter de l’occasion
pour lancer « l’autre campagne », celle qui pouvait fédérer les luttes
sociales. Après 3 mois de réunions d’organisation (de septembre à
décembre 2005), le délégué zéro (le sous-commandant n’a pas fait que
changer de nom comme on le verra plus loin), est parti à l’écoute du
pays. Depuis, les médias disent que partout où Marcos passe, il sème la
révolte.
Marcos ?
Marcos
était à Atenco peu avant les événements dramatiques qui viennent de se
produire mais il n’est le déclencheur de rien car à Atenco comme
ailleurs, les mobilisations sont bien antérieures à son passage.
Pourtant le 3 mai, en décidant la plus vaste opération policière engagée
depuis des années (la précédente date de la prise de l’université
occupée pendant 6 mois), la question de « l’autre campagne » n’était pas
absente des préoccupations gouvernementales. En faisant d’Atenco un
point de fixation, il s’agissait de faire payer aux paysans de ce
village l’enterrement de « l’autre campagne ». L’enjeu dépasse à présent
la construction d’un aéroport. Il s’agit de la construction d’une
révolution ! Ou « l’autre campagne » réussit à faire libérer les 200
prisonniers emportés par la police et sa gloire est assurée (jusqu’à
présent elle était traitée de manière folklorique), ou la guerre sociale
engagée est perdue, et Marcos sera obligé de se replier une fois de
plus dans la forêt Lacandona.
200 prisonniers ?
L’intervention
de la police fut d’une férocité exceptionnelle et Valentina Palma en
est la preuve, non par ses films qui lui firent confisqués mais par ses
cris … qu’elle pousse de Santiago du Chili. Quand elle arriva à Atenco
vers huit heures du soir, elle commença par filmer l’organisation des
gardes populaires que le FPDT mettait en place en prévision des luttes à
venir. Puis, peu de temps après, toutes les cloches de la ville se
mirent à sonner pour annoncer l’entrée en action de la police.
Elle
continua de filmer ici ou là avant de se protéger en se réfugiant dans
la bibliothèque située face à l’église. Valentina ne pouvait imaginer la
suite.
La
police entra partout captura tout le monde et après des coups sur tout
le corps, la confiscation de son matériel, elle fut conduite en prison,
un temps immensément long car sur tout le trajet ce furent viols,
attouchements et coups divers. Le transfert des personnes dura de huit
heures du matin à quatre heures du soir ! Après un cour passage en
prison, elle fut conduite à l’aéroport, où elle retrouva son compagnon
et avec lui, elle fut expédiée au Chili. L’horrible répression lui
laissa le goût d’une immense colère.
Colère ?
Ignacio
del Valle ne sait plus ce qu’est la colère. Il ne plonge pas pour
autant dans la résignation. Il tient seulement à avouer son impuissance.
Son mouvement est décapité. Soit la peur cloître les paysans chez eux,
soit ses amis sont en prison. Le 6 mai une assemblée générale des
révoltés a eu lieu au siège du FPDT, sous l’œil attentif d’un grand
mural représentant l’inoubliable Zapata. Après d’infinies discussions,
un plan de contre-attaque a été élaboré. Mais que va-t-il donner ? La
solidarité va-t-elle fonctionner ? La présence de Marcos est-elle un
atout ou un handicap ? Pour les uns, il s’agit d’un atout et Marcos a
déjà indiqué qu’il ne quittera pas les lieux tant que les prisonniers ne
seront pas libérés. Pour d’autres, il s’agit d’un handicap car le
pouvoir pouvait céder localement face au FPDT, mais il ne le peut plus
face à « l’autre campagne » sauf à donner à tous les révoltés un bol
d’oxygène.
L’oxygène ?
Pour la première fois depuis 5 ans Marcos a accepté de répondre aux questions d’un journaliste de La Jornada,
son ami, Hermann Bellinghausen. La médiatisation d’Atenco ne peut pas
être plus grande (au Mexique, car les luttes sociales sont indignes du
moindre article sérieux de politique internationale). Que dit le délégué
zéro ? Qu’Atenco confirme des observations déjà faites partout sur la
planète : hier les pouvoirs publièrent des journaux à leur botte, puis
les journaux devinrent un pouvoir à eux seuls (le quatrième disait-on
parfois) et à présent, les médias commandent les pouvoirs politiques.
Conséquence : ils y perdent alors toute crédibilité et risquent de ne
plus rien pouvoir. Mais le journaliste insiste : « Vous, Marcos, ne
cherchez-vous pas en premier lieu à occuper les médias ? » « Mais,
comment pourrais-je vouloir occuper des médias fondamentalement opposés
au combat que nous menons ? ». Alors le journaliste insiste : « Atenco
est devenu une grande affaire médiatique ! ». Marcos précise : « J’ai vu
TV Azteca, j’ai écouté la radio. Comme partout les médias mettent en
avant la violence des paysans à laquelle les policiers auraient
répliqués. Peut-être, dans certains cas, va-t-on considérer que la
police a exagéré mais sur le fond, on veut faire croire que les premiers
responsables, ce sont les paysans. S’ils se soumettaient à l’ordre
ambiant, l’ordre serait sans problème ».
L’ordre ambiant ?
Depuis
le grand texte « oxymoron » les zapatistes démontrent les
transformations profondes du système : c’est au nom du droit à
manifester, du droit de vote, au nom de la liberté d’expression, de
l’écologie, au nom de la démocratie et des droits de l’homme qu’on
assassine le droit à manifester, le droit de vote, la liberté
d’expression, l’équilibre de la nature, la démocratie et les droits de
l’homme. Ce faisant, on peut répondre que le système continue d’être ce
qu’il a toujours été. Non, car, pendant longtemps, le système a
considéré que la liberté d’expression était dangereuse, le droit de vote
un pouvoir donné aux ignorants etc., puis il a été obligé de lâcher des
droits sociaux qui deviennent le prétexte pour en finir avec les droits
sociaux ! On comprend mieux le rôle des médias, car il faut de forts
moyens d’intoxication pour faire avaler de tels oxymores. L’ordre
ambiant est le désordre organisé !
Organisé ?
« L’autre
campagne » se veut une organisation révolutionnaire nouvelle. D’abord
le mot organisation. Pour les zapatistes pas question de se battre sans
organisation. Quand on construit une armée, l’EZLN, le bavardage est
limité. Quand on sort d’une stratégie militaire, il encore plus
réfléchir à l’organisation. En conséquence, toutes les forces sociales
se sont rencontrés, pour des réunions dont l’ordre a été fixé par l’EZLN
afin d’élaborer un comité, avec des adhérents, des directives etc. Rien
de militaire puisque l’autonomie de chacun est respectée mais au nom de
ce respect pas question de défendre n’importe quoi, n’importe où et
n’importe quand. Les bureaucrates syndicaux pourraient noyauter le
mouvement. Et à Atenco, la condamnation des violences policières ne
dispense pas de toute analyse critique de l’organisation de l’action de
lutte. Marcos ne dit pas que le FPDT n’a pas été à la hauteur de ses
responsabilités mais que le contexte présent oblige à revoir les formes
de lutte. Ce qui ne signifie pas qu’il ait la réponse aux questions
posées.
La réponse ?
Le dimanche 7 : actions d’information et de collecte de fonds pour le soutien aux victimes.
Le lundi 8 : blocage d’une avenue essentielle de Mexico.
Le mardi 9 : diffusion nationale d’un tract à 500 000 exemplaires pour informer.
Le mercredi 10 : achat massif des produits des marchands de fleurs d’Atenco.
Le jeudi 11 (aujourd’hui) : blocage national des routes là où les membres de l’autre campagne le peuvent.
Le
vendredi 12 : journée nationale en faveur de la libération des
prisonniers politiques avec décompte des disparus avec le même jour une
grande marche à Mexico.
Le samedi 13 : nouvelle réunion du collectif d’action pour fixer les dates et moyens de la grève générale.
Libérer les prisonniers ?
Les
médias ont plusieurs objectifs. Raconter des salades est le plus
basique mais il n’est pas très nourrissant. Pour l’essentiel, il faut
appuyer les révoltes qui conduisent vers des impasses. Les médias savent
glorifier des révolutions orange, rose, bleu, verte et j’en passe. Ici
au Mexique, avec le cas des zapatistes, les médias jouèrent sur toutes
les cordes. Médiatiser le sous-commandant pour faire oublier les sans
commandant. Echec. Ignorer le Chiapas pour parler de femmes assassinées à
Ciudad Juarez. Echec. Théoriser le combat zapatiste dont l’aspect
glorieux serait qu’il ne vise pas la prise du pouvoir. Des Atenco, le
Mexique en connaît des dizaines et si aujourd’hui celui des cultivateurs
de fleurs est médiatique c’est parce qu’il peut influencer le résultat
de l’élection. Valentina a été le témoin d’un piège à plusieurs entrées
(la municipalité de gauche a collaboré avec la droite pour réprimer les
paysans). Le délégué zéro ne veut pas entrer dans l’un d’eux : laisser
entendre que la riposte à la violence peut se faire les armes à la main.
Les zapatistes ont déposé les armes et le délégué zéro indique même que
si une « autre campagne » avait eu lieu en 1993 jamais l’EZLN n’aurait
surgi militairement de la forêt. Alors qu’il propose de rejeter les
riches du pays, une violence extrême envers les puissants, il pense que
c’est possible par l’effet du nombre. Libérer les prisonniers n’est
qu’une facette du plan révolutionnaire général. Et quand le journaliste
lui demande comment il peut penser possible de faire vivre un pays sans
l’appui de la grande finance, il répond par l’exemple du Chiapas : dans
les fermes, dans les usines (rares cependant) l’auto-organisation du
peuple a donné des résultats économiquement plus rentables et
socialement plus humains. Les gens vivent mieux à tout point de vue. Et
si la ville de Mexico, même si c’est une jungle, est différente de la
forêt Lacandona, encore une fois, un autre type d’organisation, fondé
sur la satisfaction des besoins premiers des êtres humains, y est
totalement possible. Pour le moment, « l’autre campagne » est organisée
dans tous les états du Mexique. Il s’agit d’un mouvement national en
cours de constitution. Le soutien à ceux d’Atenco est une belle occasion
« offerte » par Vicente Fox, pour tester l’état du réseau. Les coups
reçus ne représentent rien de plus que ceux déjà reçus depuis des
décennies. La qualité de la riposte est par contre du jamais vu. Les
prochains jours risquent de transformer l’élection présidentielle en
camp retranché. La droite dure du PAN pense ainsi arrêter la possible
victoire de la gauche institutionnelle (celle qui a voté pour Monsanto
et contre des droits favorables aux indigènes). « L’autre campagne »
suit sa propre logique, son propre calendrier. Aujourd’hui, ils auront
été des milliers à acheter les fleurs de la victoire. Car de toute façon
le peuple aura le dernier mot.
11 mai 2006
En supplément, on trouvera à ce site le témoignage de Valentina Palma (esp./ang.) et son adresse courriel :
«¡No a la violación , no al uso de mujeres y
hombres como objetos, no a la brutalidad y a la tortura, no a la
justificación de la violencia!»
Atte.
Valentina Palma Novoa
valenpalma@hotmail.com
Atte.
Valentina Palma Novoa
valenpalma@hotmail.com
Note : les photos récentes d'Aticon qu'on voit ici - ad usum privatum - proviennent
de divers journaux, blogues ou portail. Le temps me manque pour donner
crédit à chacun. Voici les principales références :
(photo du policier pointant son revolver)
(photo de Valentina descendant du bus)
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