jeudi 17 novembre 2011

Tirer la langue

Jeudi 27 octobre 2005
TIRER LA LANGUE
Bonjour,
J'ai beaucoup apprécié l'intervention de Jacques Rancourt ce matin dans Le Devoir (1).  Il fait la critique d'une pièce de théâtre tirée du corpus de Jacques Ferron, un auteur québécois admirable, profondément subversif, un écrivain comme je les aime, trop peu connu à mon goût dans l'ensemble de la francophonie.  Lire L'Amélanchier de Ferron est une leçon de vie.
Mais l'intérêt de la critique tient à la réflexion sur la langue, l'accent, la pensée, l'intelligence.  Ou la dissonance.  Le porte-à-faux.  Le perlage, le pettage de broue plus haut que le trou.
Je vous ai vu prendre des notes sur le vif des conversations lors de votre séjour québécois.  C'était un effort pour capter la différence à l'intérieur même de notre langue.  De même, lors de mes promenades dans les rues de Montauban, j'étais étonné de lire le nom des gens et des places emmêlé aux traits du paysage et à ceux des figures humaines. Paysages et visages.  À la volée : Bruniquel, Capelle, Pont de Sapiac, Quai Poult, rue Carroul, Antonin Perbosa. 
J'avais aperçu en Louisiane quelques facétieux parmi vos compatriotes marquer subtilement la différence, comme bien entendu, lorsque l'accent chantant du Sud se frottait à la ligne pointue du Nord.
Comme si l'accent accentuait ou dévalorisait les arguments que l'on énonce.  Comme si la raison en dépendait.
On comprendra vous et moi ce qu'est le poids d'un accent.  Que l'habit fait le moineau.  Surtout s'il sent la campagne, l'arriéré.  Mais en plus, il est vrai, notre peau blanche est ici colonisée.  Cela vient de si loin.  Je ne peux pas parler la langue que ma mère parlait.  C'est avec difficulté que je chercherais à l'évoquer par l'écriture.  En ce domaine, Michel Tremblay est un génie.  Je suis triste face à la réalité : ma mère savait à peine lire et écrire.  Alors que moi, je m'en délecte au point de construire ma vie de tous les jours sur ces châteaux en Espagne!   Mais je n'ai honte ni de ma mère ni de moi qui reste si ignorant.  Ma langue maternelle me permettait tout de même de parler à ma mère dans sa langue.  Et résonnera en moi jusqu'à ma mort la musique de cette langue-là.  Pas nécessairement belle.  Ni riche.  Mais c'était une langue humaine, essentielle.  
Le silence de ce pays est peut-être impérissable. Voilà, dans la brume, le peu que j'en dit aujourd'hui.
J'aime bien penser aussi avec Rancourt que les plus grandes œuvres de ce coin du monde sont devant nous.  Ce n'est pas là un espoir.  C'est plutôt l'effort bien humble de capter le passage de la nuit au jour.  Habituellement, on dit l'inverse.  Mais moi, je suis un oiseau de nuit et je crois que nous excavons la nuit.  Il faudrait en laisser un peu.  Pour faire la différence.
Jacques
1) Il s'agit de l'édition du 10/02/04, date à laquelle cette lettre-courriel fut rédigée.

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Cher jacques
La langue toujours la langue et donc les chemins de la langue.
Il faudrait tracer les imperceptibles chemins de la langue faite et défaite qui passent par des écrivains comme Ferron, ou Cladel chez moi, ou Arguedas au Pérou. Ces chemins passeraient par le rapport au lire et écrire comme instrument de libération et d’aliénation. Avec le chanter pour faire le lien. La langue écrite pose une inévitable normalisation qui en retour veut normaliser la voix. Une revanche de l’écrit sur l’oral qui n’a pas eu lieu en Italie où c’est l’oral de la télévision qui est devenu la normalisation des voix.
D’où l’interrogation incessante et douloureuse sur la culture ! Ta mère était-elle sans culture ? Oui répondent les tenants du parti d’avant-garde : elle avait besoin d’un guide pour s’orienter vers le progrès. Ensuite les partis d’avant-garde s’étonnent d’être devenus des églises ! Nos mères étaient-elles sans culture ? Non et cent fois non quand on pense que la culture est une dignité dans la vie, dignité qui vaut plus que tous les progrès réunis. Comment les conservateurs finirent-ils par comprendre qu’ils pouvaient conserver leur pouvoir en détruisant le sens premier de l’héritage ? En élargissant leur sens de la conservation du politique au social. Qu’importe le politique, c’est surtout l’ordre social qu’il faut conserver !

Tu ne peux imaginer combien à croiser nos regards sur le monde, le mien peut devenir plus mobilisé. Le Québec reste le Québec en tant que laboratoire général du culturel comme survie sociale, face à l’économique comme enterrement du politique.  A suivre. 
Jean-Paul Damaggio, France, 13/02/04

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